CHAPITRE XI

 

 

 

— Et il ne resta rien du Faux Fils ?

Fasciné, An’desha avait écouté Karal lui raconter comment Solaris était arrivée au pouvoir. Il trouvait réconfortant que d’autres dieux interviennent autant que sa déesse dans la vie de leurs fidèles. Plus directement en fait, même si An’desha ne voyait pas comment un faux prophète aurait pu s’imposer aux Shin’a’in, et encore moins toute une succession. La Déesse se serait arrangée pour que l’impudent finisse dans l’estomac d’un prédateur avant qu’il ne devienne un problème.

— Rien. Juste un tas de cendres fumant. (Karal hocha la tête.) C’était plutôt… hum… intimidant. Depuis, je suis sûr de n’avoir pas envie d’attirer l’attention de Vkandis. Je préfère rester dans l’ombre !

— Je te comprends, répondit An’desha. La Déesse est un peu plus subtile.

C’est l’euphémisme de l’année. Kal’enel ne frappe pas les gens, même quand elle est en colère.

Le petit jardin était devenu leur lieu de rendez-vous. Là, ils étaient à peu près certains d’être tranquilles. Puisque Flammechant et An’desha y pratiquaient la magie, le jeune homme y était à l’aise. Et peu importait le temps – très instable –, c’était toujours l’été dans la Vallée miniature.

Il nota que Karal ne tressaillait plus chaque fois qu’il mentionnait la Déesse shin’a’in, et que ses yeux sombres ne se voilaient plus. Pauvre Karal. Ça a dû être un grand choc pour lui d’apprendre que Vkandis n’est pas l’unique vrai dieu.

— Mais tous les deux sont des dieux, continua An’desha. Alors, qui sommes-nous pour dire de quoi ils sont capables ? Même si la Déesse a posé la main sur moi, je ne suis pas qualifié pour juger ses actions.

Karal toussa poliment ; An’desha saisit l’allusion.

— A propos d’actions… J’ai parlé de toi à Ulrich.

Karal attendit la réaction d’An’desha – qui fut assez enthousiaste pour le satisfaire.

— Viendra-t-il ? Aura-t-il le temps ? Pense-t-il pouvoir m’aider ?

An’desha avait suffisamment fouillé les souvenirs de Fléaufaucon pour que le sol, déjà peu sûr sous ses pieds, se transforme en bourbier. Il ne pouvait s’empêcher de penser que seule la chance, jusque-là, lui avait évité de tomber dans un puits sans fond sans avoir le temps de crier au secours. La nuit précédente, il avait fait un horrible cauchemar après s’être penché sur les fragments du passé.

Il était resté roulé en boule sous une couverture, petit tas de misère et de peur, incapable de se calmer. Flammechant avait fini par l’abandonner pour aller dormir dans le jardin.

Je sais qu’il a raison, c’était un cauchemar. Mais si j’en restais prisonnier ? C’est ce qui me terrifie. Voilà pourquoi il n’a pas réussi à me réconforter. J’ignore combien de nuits comme celle-là je pourrais supporter de passer…

Karal hocha solennellement la tête.

— Il a dit qu’il essaierait de venir cet après-midi, à moins que tu ne sois pas encore prêt. Dois-je aller voir s’il est là ?

— Oh, oui, s’il te plaît ! s’écria An’desha. (Il se força à se détendre, même si Karal ne semblait pas alarmé par la violence de sa réponse.) S’il te plaît. Les choses sont… J’aimerais beaucoup lui parler.

— Alors, je vais le chercher.

Karal connaissait suffisamment son ami, maintenant, pour le prendre au sérieux. Il se leva et partit, laissant An’desha seul dans le jardin.

Bien que ce ne soit pas dans ses habitudes, le jeune homme se remit debout et fit les cent pas. Après tout ce temps, quelqu’un qui comprendrait sa peine et ses peurs acceptait de l’aider…

De quoi aurait l’air Ulrich ? Pourvu qu’il ne soit pas comme le chamane de mon clan ! Il ne pourrait pas supporter qu’on lui fasse un sermon sur ses faiblesses morales. Ni de s’entendre dire qu’il devait devenir plus courageux et cesser d’avoir peur des monstres qui se cachaient dans les coins sombres de sa tente. Il faisait de son mieux ! Même si Flammechant n’en était pas persuadé…

Alors que le moment approchait, il était plus tendu que jamais.

— Nous voilà ! Je l’ai trouvé en chemin, annonça gaiement Karal.

An’desha se retourna et vit son ami arriver avec un homme beaucoup plus vieux. Alors qu’ils approchaient, il nota l’expression sereine de son visage au nez et au menton pointus. Karal et lui avaient le même type, comme les Shin’a’in, les Tayledras et les Kaled’a’in entre eux. Intéressant, car il y avait tellement de types différents à Valdemar qu’on aurait dit une portée de bâtards.

Le prêtre avait dû voir une cinquantaine d’étés. Sa chevelure argentée n’était plus mêlée que de rares fils noirs. Mais aux yeux d’An’desha, son expression comptait plus que son âge : elle ne trahissait rien de l’impatience perpétuelle du chamane de son clan.

— An’desha. (L’homme s’inclina légèrement au lieu de lui tendre la main, selon la coutume valdemarienne.) Karal m’a parlé de vous et de votre expérience, mais j’aimerais entendre ça de votre bouche. (Il eut un petit sourire et des rides apparurent aux coins de ses yeux.) Comme tout bon diplomate vous le dirait, la traduction embrouille parfois un peu les choses.

Ce sourire fut suffisant pour convaincre An’desha qu’Ulrich était très différent du chamane. Celui-ci n’avait jamais souri.

Ulrich écouta son histoire sans trahir de signe d’impatience. Il le fit même revenir sur certains points pour les éclaircir. Les questions du prêtre lui rappelèrent Besoin, l’épée que portait maintenant Nyara. Besoin l’avait pris en main pendant son épreuve, alors qu’il agissait contre Fléaufaucon – littéralement – de l’intérieur. Elle ne lui avait jamais promis davantage qu’une chance de regagner sa liberté. Et elle ne lui avait offert ni pitié ni sympathie, uniquement ses conseils.

Ulrich était pareil. Il ne voulait pas entendre d’excuses et ne les aurait pas acceptées si An’desha en avait proféré. Mais aussi longtemps qu’il faisait de son mieux, il était prêt à lui pardonner ses faiblesses.

Il l’interrogea longuement sur son expérience avec les Avatars. An’desha répondit prudemment, car il se souvenait du choc qu’avait eu Karal en découvrant qu’il existait d’autres dieux que le sien. A son grand soulagement, et à son amusement, Ulrich n’en fut pas choqué et l’accepta sans peine.

— Vous me croyez, n’est-ce pas ? demanda An’desha quand Ulrich se tut. Je veux dire, au sujet d’Aubefeu et de Tre’valen, quand je dis qu’ils sont Ses Avatars, et pas des hallucinations.

Ulrich prit le temps de réfléchir avant de répondre.

— J’admets avoir eu des doutes, au début. Vous ne m’apparaissiez pas ce qu’on appelle sain d’esprit… Mais maintenant, je suis certain qu’ils sont ce que vous prétendez. Tout comme la Déesse.

Karal laissa échapper un petit cri. An’desha se tourna vers lui et le vit prendre une couleur fascinante.

Ulrich regarda son protégé.

— Eh bien, quoi, jeune homme ? le gronda-t-il gentiment. Tu es surpris de m’entendre parler ainsi ? Me crois-tu donc si lié par les Ecrits ? Apprends que la plupart des prêtres savent que la Lumière peut prendre bien des formes et des noms, et que tous sont valables. Ça figure dans les plus anciennes versions des Ecrits, pour ceux que ça intéresse.

Il revint à An’desha.

— Un homme est défini par ses actes. Karal a dû vous le dire : selon Vkandis, faire le bien au nom du Mal, c’est agir au nom de la Lumière.

Mais faire le mal au nom de la Lumière… c’est toujours faire le mal.

An’desha hocha la tête, soulagé par ces paroles. Le chamane de son clan n’aurait jamais dit une chose pareille !

— J’ai toujours cru cela : avant de juger un homme en fonction de sa foi, il faut voir comment il se comporte envers autrui. S’il agit avec honneur et compassion, peu importe vers quel Nom se tournent ses prières.

Très bien, pensa An’desha, dans le silence qui suivit. Je suis content qu’il pense ça. Mais qu’en est-il de moi ? Et des rêves que je fais, et… ?

— Ça n’a rien à voir avec votre cas, An’desha, dit Ulrich, le faisant sursauter. (Lisait-il les pensées ?) Vos peurs sont réelles et demandent des réponses. Laissez-moi commencer par celle qui vous effraie le plus… l’angoisse d’être toujours possédé par la créature malfaisante qui se faisait appeler Fléaufaucon.

An’desha écouta. Point par point, avec force détails, Ulrich lui prouva qu’il savait de quoi il parlait… Comme le lui avaient dit Flammechant et les autres, Fléaufaucon était parti.

— C’est très simple… Aujourd’hui, vous pouvez ressentir les contrecoups physiques de vos émotions, après des années d’existence sous la forme d’esprit désincarné. Pour vous, c’est aussi nouveau et surprenant que de recouvrer la vue pour un aveugle ! Imaginez combien un bruit soudain doit paraître effrayant à un ancien sourd… puis pensez à la manière dont vous réagissez à une émotion soudaine. Vous sentez la moiteur de vos paumes, ou le feu ou le froid vous monter aux joues, et ce pour la première fois depuis très longtemps. Une expérience si écrasante que vous pensez être possédé. Mais elle prouve justement le contraire !

An’desha acquiesça. C’était si logique qu’il ne savait plus que penser.

Ulrich sourit.

— Si vous preniez ça bien, je vous soupçonnerais d’être toujours possédé, car aucun être sain d’esprit ne le pourrait.

An’desha lui rendit son sourire.

— Vous avez sans doute raison…

— An’desha, toutes les âmes ne sont pas faites pour être prêtre, héros ou guérisseur. Vous vous blâmez d’être un lâche alors que vous faites montre de plus de bravoure que bien des gens. Jugez-vous vous-même, pas en fonction de ce qu’on pense de vous, et soyez satisfait de vos capacités. Ce qui ne vous dispense pas d’apprendre à contrôler vos émotions !

« Les ombres du démon sont toujours là. A cause de lui, vous éprouvez plus facilement de la colère que de la joie. Ces "chemins" sont bien tracés dans votre corps, qui réagit selon de vieilles habitudes – et dans votre esprit, qui a fait l’expérience de ce que ressentait Fléaufaucon. Il est toujours plus facile d’emprunter des chemins bien tracés que d’en créer de nouveaux. Vous devez dépasser cette souillure. Les cicatrices de votre âme peuvent être effacées. Cela ne demandera pas seulement du temps, mais aussi de la volonté, pour prouver que vous n’êtes pas comme lui.

Ça aussi, c’était logique. An’desha hocha la tête, plus réconforté qu’il n’aurait pu l’exprimer. D’accord, d’autres personnes – dont Flammechant – lui avaient dit les mêmes choses, avec d’autres mots, et sans lui donner la moindre explication. Mais cette fois, il acceptait de les croire, car elles venaient d’une source impartiale.

Ulrich était peut-être un guérisseur d’esprit – ou un guérisseur d’âme, si cela existait.

Et qui suis-je pour dire que ça n’existe pas ? Karal le pense, et je lui fais confiance.

— Mais la peur que vous ressentez… La peur d’un danger qui nous menace tous… cela me trouble, continua Ulrich. C’est peut-être un phénomène auquel vous êtes sensible à cause des souvenirs que vous portez. (Il se mordilla la lèvre inférieure.) Si vous préférez, je crois qu’une petite partie de vous, celle qui garde les souvenirs de l’autre, sait ce qu’ils contiennent et sait qu’il se passe en ce moment quelque chose qui les lui rappelle. Mais l’autre partie de vous refuse d’affronter ces souvenirs. Alors, celle qui sait essaie de forcer l’autre à ouvrir les yeux. (Il leva un sourcil.) Suis-je clair ou tout ça n’est-il que du charabia ?

— Non, c’est très clair, répondit An’desha, un peu sonné.

Comme toujours, Ulrich était formidablement logique. Depuis quelque temps, An’desha se sentait divisé à l’intérieur, et il avait cru que c’était la preuve de la présence de Fléaufaucon. Mais maintenant qu’il avait une autre explication, il ne lui restait aucune excuse pour rester inactif…

Ce qui me fait croire que c’est la bonne explication.

— Les chamanes appellent ça « le Guerrier Intérieur ». C’est la voix qui nous dit ce que nous devons savoir. Selon eux, la Déesse nous dispensera honneur, foi et prospérité si nous l’écoutons avec sagesse.

Ulrich hocha la tête, visiblement satisfait, et leva un sourcil à l’attention de Karal.

— J’ai creusé les fondations, dit-il. Je crois que tu peux terminer. Garde ton esprit aussi ouvert qu’il l’est depuis quelque temps, et tu réussiras.

Ulrich se tourna ensuite vers An’desha.

— Les solutions sont en vous. Karal vous aidera, mais c’est vous qui ferez tout le travail. Je vous soutiendrai de mon mieux. Mais pour l’instant je ne vois rien en vous qui requière mon assistance.

Ce qui signifiait quoi ? Qu’il avait jusque-là eu besoin de l’aide d’Ulrich ?

— Je serai la dernière personne à vous affirmer que les choses ne peuvent pas changer… Dans ce cas, je serais très déçu que vous ne veniez pas me voir. En attendant, vous pouvez faire confiance à Karal. Il est sensible, son jugement est sûr, il n’a pas peur de la magie, et surtout, il a bon cœur.

Alors que Karal devenait aussi cramoisi qu’un coucher de soleil, Ulrich se leva et les laissa ensemble.

Encouragé par Ulrich, Karal passait presque tout son temps libre avec An’desha. Il était de plus en plus convaincu que son mentor avait raison : la clé des angoisses de son ami se trouvait dans les souvenirs enfouis en lui. Car c’étaient eux qui provoquaient ses accès de prescience et ses cauchemars.

Karal continua de travailler sur les « fondations » établies par Ulrich. Cela consistait à bâtir la confiance d’An’desha, à le convaincre qu’il avait des passions et qu’il commettrait des erreurs purement humaines. Mais aussi longtemps qu’il contrôlerait ses pouvoirs, ses fautes lui enseigneraient comment ne pas en faire d’autres.

— La compassion et l’honneur, dit Karal.

(C’était devenu une litanie.) Voilà ce qui importe ! Aussi longtemps que tu as de la compassion et de l’honneur et que tu te comportes selon ce qu’ils te dictent, tu ne peux pas commettre une erreur fatale.

— Vraiment ? répondit An’desha, sceptique. (Il ne souscrivait plus aveuglément à tout, la preuve qu’il pensait enfin par lui-même.) Mais…

— Avoir de bonnes intentions compte, sinon j’aurais été condamné à l’Enfer le plus froid de Vkandis depuis longtemps ! (Karal sourit et serra les épaules d’An’desha.) Si tu as de la compassion et de l’honneur, et que tu commets une erreur qui fait du tort à quelqu’un, ne dois-tu pas, à cause de ta compassion et de ton honneur, le reconnaître et essayer d’arrêter ?

— Oui, je suppose…, répondit An’desha.

— Ayant vu les résultats de ton erreur, ne dois-tu pas tenter de réparer les dégâts ? Ne vois-tu pas ? La compassion et l’honneur ne te permettent pas de te trouver des excuses. Donc, si tu fais une erreur, tu dois la réparer. Tu en ressens le besoin !

Peut-être parce que Karal n’avait pas de pouvoirs à proprement parler – et parce qu’il n’avait pas peur de la magie – An’desha en vint à lui faire confiance, comme l’avait recommandé Ulrich.

Et même si le Karsite n’en dit rien à son ami, son mentor continuait de s’intéresser à son cas. Il l’interrogeait tous les soirs, et lui demandait ce qu’il comptait faire. Très rarement, il lui donnait un conseil. Très rarement !

Karal avait le sentiment qu’Ulrich le laissait commettre ses propres erreurs et les réparer. Savoir que son maître gardait un œil sur ce qu’il faisait le stimulait, même si les progrès étaient d’une lenteur extrême.

Mais ils étaient réels ! An’desha commença à fouiller dans « ses » souvenirs les plus anciens. Il avait déjà dépassé la vie d’une étrange créature qui se faisait appeler « Leareth » – « Obscurité » dans la langue des Frères du Faucon. Et cela remontait à plusieurs siècles.

De l’aveu même d’An’desha, Flammechant était bien plus content de lui. Sa confiance balbutiante lui facilitait les choses pendant ses leçons avec l’Adepte. Il progressait lentement mais sûrement vers la maîtrise de pouvoirs qu’il aurait jusque-là aimé voir disparaître.

Le succès encouragea An’desha à s’immerger plus profondément dans les souvenirs de la créature, et à les affronter.

Il devint ainsi capable de regarder sans frémir les choses terribles que contenaient ses souvenirs. Et de reconnaître que les accès de jalousie et de haine qu’il éprouvait – mais auxquels il ne réagissait pas – pouvaient être considérés comme des ombres des actes commis par Fléaufaucon.

Ulrich fit remarquer à Karal une chose qu’il avait déjà vaguement notée. Plus An’desha remontait dans ces souvenirs, plus l’entité était humaine, et pas le contraire. Et plus elle se trouvait de raisons pour justifier l’injustifiable.

Ulrich n’ayant pas partagé ses conclusions avec Karal, celui-ci continua à se poser des questions. Il continua la lecture des anciens journaux que lui avait confiés son mentor, et trouva de nombreux passages qui lui semblèrent familiers. Et pour cause. Ulrich y avait puisé une bonne partie du discours qu’il avait fait à An’desha sur la Lumière !

Dans sa chambre, Karal lisait un des livres d’histoire valdemarienne qu’Alberich lui avait recommandés quand Ulrich s’annonça en s’éclaircissant la gorge. Il leva vivement la tête et se redressa sur son lit. Son mentor semblait d’un sérieux inhabituel et il portait une tenue officielle, en soie noire, qui chatoyait magnifiquement.

— Je n’aime pas devoir te demander de quitter ta chambre, Karal, dit-il à son protégé. Mais je viens d’arranger une rencontre avec une personne très importante, pour débattre de sujets délicats et théoriques. Et si…

— Et si je suis ici, cette personne ne parlera pas, de peur que je n’entende ce qu’elle dit. Bien… (Karal plaça un marque-page dans son livre et se leva.) Puisque cette conversation doit être théorique, vous n’aurez pas besoin d’un rapport.

« Je suis sûr de me trouver une autre occupation disons… jusqu’au dîner ? Et puisque je suis déjà habillé, je n’aurai pas besoin de revenir me changer.

— Excellent. Merci, mon garçon.

Ulrich s’écarta pour le laisser sortir. Karal s’attendait à ça depuis quelques jours. Les négociations entre son mentor, le gouvernement de Valdemar et celui de Rethwellan en étaient arrivées à un point ou des pas significatifs pouvaient être faits. Cela impliquait des face à face privés, pendant lesquels les deux parties pouvaient discuter en toute tranquillité.

Alors qu’il longeait le couloir et saluait de la tête le garde qui y patrouillait, Karal s’avisa qu’il ne savait pas quoi faire. An’desha prenait son cours de magie avec Flammechant. Il n’avait pas envie de faire un tour dans les jardins pour être snobé par les jeunes nobles – ils le méprisaient réellement, désormais, ayant appris qu’il était de basse extraction. Quant à la bibliothèque, qui d’habitude l’attirait comme un aimant, elle était pleine déjeunes Hérauts, à cette heure de la journée. Eux ne le snobaient pas, mais il n’avait pas envie de subir leurs questions.

Je serais bien monté à cheval, mais je ne suis pas vêtu pour ça, pensa-t-il tristement. S’habiller trop tôt pour le dîner n’était peut-être pas une si bonne idée, après tout. Dommage. Une petite balade aurait fait du bien à Trenor. Mais on ne mangeait pas avec la cour en puant le cheval…

Cela lui donna une idée… Il traversait le Champ des Compagnons quotidiennement sans jamais s’arrêter pour admirer ses occupants. Pourtant, il pouvait passer des heures à regarder de vrais chevaux. Alors pourquoi ne pas tuer le temps en étudiant ces chevaux qui n’en étaient pas ? Cela pouvait l’aider à comprendre leur nature.

Il gagna la porte la plus proche et suivit le sentier qui conduisait au Champ.

Il y avait des gens partout, mais aucun ne lui prêta la moindre attention. Karal s’appuya à la barrière et observa les Compagnons. Il prit un plaisir purement esthétique à les regarder bouger, sans essayer d’analyser ce qu’ils faisaient. Au bout d’un moment, il s’aperçut qu’ils ne se comportaient pas du tout comme des chevaux. Il n’y avait aucun rituel de « troupe » entre eux, sauf peut-être dans les bandes formées par les poulains. Les juments gravitaient autour, comme des mères qui surveillent leurs enfants en échangeant des commérages. Les jeunes étalons ne se défiaient pas, ce qu’auraient fait de vrais chevaux en présence de femelles. Ils étaient aussi paisibles que les juments, le seul moyen de les différencier restant leurs attributs physiques. Un étalon semblait être unanimement respecté, mais sans la soumission habituellement réservée au mâle dominant. Les autres se conduisaient davantage comme des courtisans loyaux face à un monarque facile à aborder. Fascinant, vraiment… Toute personne qui connaissait un peu les chevaux devait avoir conscience que ça n’était pas un comportement « normal ». En réalité, il avait l’impression déconcertante d’observer un groupe de personnes qui prenaient leurs aises dans le parc…

— Parfois, j’aimerais changer de place avec eux, dit une voix familière dans son dos.

— Je comprends aisément pourquoi, Héraut Rubrik, répondit Karal en se retournant pour saluer son ami. Pourrez-vous m’expliquer un jour comment une créature comme votre étalon peut se faufiler derrière quelqu’un sans faire de bruit ?

Rubrik, qui regardait Karal du haut de son Compagnon, haussa les épaules.

— Je n’en ai pas la moindre idée. Les griffons sont doués à ce jeu-là. Treyvan m’a fichu une trouille de tous les diables. Il n’en avait pas l’intention, bien sûr, et il s’est confondu en excuses. Mais je ne sais pas comment il s’y est pris. (Le Héraut posa sur Karal un regard spéculateur.) Auriez-vous un moment pour m’aider à descendre de cheval ?

— Bien sûr. Ici ou dans l’écurie ?

— Dans l’écurie, si vous voulez bien ! Comme vous n’êtes pas vêtu pour étriller, je ne vous demanderai pas de m’aider, mais j’apprécierais un peu de compagnie pendant que je m’occupe de Laylan.

— Moi aussi, admit Karal alors que le Compagnon repartait vers la porte d’un pas mesuré et prenait place près de l’étrier du Héraut. J’étais en train de me dire que je connais trop peu de gens…

— Ah, fit Rubrik. Je comprends. Ça vient en partie du fait que vous êtes un « diplomate par association ». Ce qu’on vous dit risque d’être analysé sous tous les angles. Et pour un homme du peuple obligé de côtoyer des nobles gonflés de leur importance, je comprends que les choses ne soient pas aussi plaisantes qu’elles le devraient. Votre maître est protégé par son statut, mais vous n’êtes qu’un petit secrétaire, indigne de leur intérêt. Difficile d’avoir une conversation dans ces conditions.

Karal soupira et joua avec son médaillon de Vkandis.

— J’aimerais que ce soit moins vrai, messire.

— En tout cas, votre valdemarien s’est beaucoup amélioré, dit le Héraut alors qu’il entrait dans l’écurie.

Le jeune homme réussit à sourire.

— Le contraire m’aurait attiré les foudres du Héraut Alberich. Et vous savez combien il est difficile de s’en remettre.

Il aida Rubrik à descendre de sa monture et à retirer son harnachement, puis lui passa les brosses tandis qu’ils bavardaient.

Rubrik réussit à le faire sortir de sa coquille, comme pendant leur voyage. Ce ne fut pas très difficile. Karal avait besoin de parler, et il comprit très vite que les observations et la clairvoyance du Héraut lui avaient manqué.

— Je suppose que je me sens seul, dit-il finalement alors qu’il regardait Rubrik peigner la crinière de son Compagnon. J’étais si solitaire, à Karse, que je n’aurais jamais cru me sentir seul ici. Mais être un étranger est plus difficile que je ne le pensais. Dans mon pays, un Membre de la Famille de Vkandis se sent chez lui dans n’importe quel lieu de culte, et il y en a partout. Ici, aucun endroit ne m’est familier.

— Je crois avoir une solution à vous proposer. Plutôt qu’une foule de platitudes !

Karal ne s’attendait pas à cette réponse. Il regarda le Héraut, qui flanqua une tape sur la croupe de son Compagnon, l’envoyant rejoindre ses congénères dans le Champ. Puis il se tourna vers le novice avec un sourire indiquant qu’il avait effectivement quelque chose derrière la tête.

— Et si je vous trouvais un ami de votre âge ? La cour n’est pas tout, ni le Collegium des Hérauts… même si nous avons tendance à le croire !

Karal ne sut pas trop quoi répondre et se contenta d’un petit sourire. Rubrik ne s’offensa pas de son manque d’enthousiasme.

— Il y a ici beaucoup de jeunes gens de votre âge… Aimeriez-vous rencontrer des adolescents plus intéressés par vos talents que par votre naissance ?

— C’est tentant, mais je ne suis pas sûr… Comme vous l’avez fait remarquer, je suis membre d’une mission diplomatique. Ils pourraient n’avoir pas très envie de me rencontrer.

Rubrik refusa de se laisser dissuader et lui présenta une série d’arguments convaincants. Cela semblait trop beau pour être vrai, mais Karal se laissa séduire par l’enthousiasme du Héraut et garda ses réserves pour lui.

Rubrik avait encore son harnais à nettoyer et il aurait bien parlé un peu plus longtemps. Mais le temps les avait rattrapés. La cloche sonna, rappelant l’imminence du dîner. Karal rentra au Palais en se demandant qui pouvaient être ces mystérieux jeunes gens. Il n’en avait vu aucun depuis qu’il était à la cour. Et pourquoi seraient-ils différents des aspirants Hérauts ?

On verra bien, décida-t-il en entrant dans le Palais pour se joindre à la foule qui se dirigeait vers le Grand Hall. Ça vaut le coup d’essayer. J’ai plus de temps libre que jamais… et pas tant de choses que ça à faire pour le remplir.

Le dîner fut comme d’habitude un concert de conversations bruyantes. Karal prit place à la droite d’Ulrich. Il comprenait moins de la moitié des propos, mais il n’en attendait pas plus. Le langage subtil des corps, les expressions et les regards lui en disaient plus long que tous les discours. Il étudia soigneusement – et discrètement – le voisin de table de son maître, le seigneur Patriarche, avec qui Ulrich menait une intense conversation qui semblait prolonger un débat antérieur.

Karal ne put s’empêcher de se demander si le père Ricard était la « personne importante » avec qui son mentor avait rendez-vous l’après-midi. Il y avait à Valdemar des ramifications du Culte de Vkandis dont les membres avaient rejeté le Temple Mère quand Karse était entré en guerre contre Valdemar. Ces gens avaient placé leur fidélité à Valdemar – ou aux anciens Ecrits – au-dessus de la loyauté due au Fils du Soleil. Etant donné ce que Karal avait appris sur ce temps-là, il estimait qu’ils avaient fait le bon choix ! Mais Solaris comptait-elle ramener ces brebis égarées dans le troupeau ? Cela créerait sans doute des remous dans les Temples valdemariens, et générerait bien des incidents diplomatiques.

Karal ne fut pas surpris quand, après le dîner, il se retrouva de nouveau seul… et exclu de la suite par d’autres « conversations confidentielles ». Au moins, à cette heure, la bibliothèque était déserte.

Ce fut donc là qu’il alla.

Et que Rubrik le trouva.

Le Héraut n’était pas seul. Une jeune femme vêtue d’un uniforme très semblable à celui des aspirants Hérauts, mais bleu clair au lieu de gris, l’accompagnait. Mince, elle avait un nez aussi pointu que celui de Karal, des yeux marron et des cheveux bruns et raides coupés court – scandaleusement court selon les critères karsites. Elle n’était pas vraiment belle, mais son visage plein de caractère respirait la bonne humeur.

— Je pensais bien vous trouver ici, dit Rubrik. (Karal feuilletait un livre sur les oiseaux valdemariens.) Voilà la personne que je voulais vous présenter. Natoli, c’est Karal. Karal, voilà ma fille Natoli.

Sa fille ! Oh, non ! Essaierait-il de jouer les marieurs ?

Les yeux du novice s’arrondirent à cette pensée et il essaya frénétiquement de trouver une excuse pour s’enfuir. Mais les paroles suivantes de Rubrik le rassurèrent.

— Elle est une de ceux que les aspirants Hérauts appellent les « Bleus », à cause de leur uniforme. Ça signifie qu’ils étudient avec les aspirants Hérauts, Bardes et Guérisseurs, sans être ni l’un ni l’autre. Certains appartiennent à la noblesse, mais la plupart sont des fils et des filles de basse extraction qui se sont suffisamment distingués pour être acceptés dans les rangs des Bleus. La plupart des amis de Natoli sont des mathématiciens et des inventeurs, comme elle.

La jeune fille hocha vivement la tête. Ses manières directes rassurèrent Karal.

— Je lui ai demandé de vous offrir une visite guidée du Palais et des Collegia tels que les voient les Bleus, puis de vous présenter à ses amis. (Rubrik sourit.) Vous pourriez être surpris. Certains parlent un peu le karsite.

Avant que Karal n’ait pu bredouiller des remerciements, le Héraut s’éloigna en traînant la jambe. Sa fille examina Karal un instant, les bras croisés et les pieds légèrement écartés.

Apparemment, elle approuva ce qu’elle vit.

— Père ne comprend pas ce que je veux faire de ma vie, dit-elle, sans s’embarrasser des banalités d’usage. Je désire construire des machines – c’est comme ça que nous les appelons – pour accomplir certains travaux qui mobilisent aujourd’hui des hommes et des chevaux.

— Comme des moulins à eau et à vent ? demanda Karal.

— Exactement ! Je veux construire des ponts spéciaux, qui permettront le passage de gros bateaux sans avoir à démâter… Mais ça n’a pas d’importance pour le moment. Le soleil n’est pas encore couché. Veux-tu visiter le Palais et ses alentours ?

Elle paraissait amicale, même si elle ne ressemblait à aucune fille qu’ait connue Karal. Il lui vint à l’esprit qu’il rencontrait beaucoup de femmes, à Valdemar, qui n’étaient pas du tout comme les Karsites.

Elle lui fit signe de se lever et de la suivre.

— Tu es dans la bibliothèque du Palais. Je vais te montrer les autres, et les salles de classes des trois Collegia.

Elle tint parole avec une efficacité qui lui donna le tournis. Natoli lui montra des choses auxquelles il ne se serait jamais intéressé tout seul – des détails architecturaux et techniques. Elle lui expliqua comment les cheminées étaient conçues afin que chaque âtre tire parfaitement, puis discourut sur la disposition des gouttières et des citernes, sur le toit, qui fournissaient l’eau aux salles de bains. A l’évidence, elle aimait son travail – et flirter avec lui ne lui avait pas effleuré l’esprit.

Le soleil se couchant alors qu’elle terminait son cours magistral, elle regarda l’horizon écarlate avec un hochement de tête satisfait.

— La Rose des Vents devrait se remplir, dit-elle.

— La Rose des Vents ? répéta Karal.

— Oh, c’est une taverne. Mes amis, nos professeurs et moi nous y retrouvons chaque soir. Père m’a demandé de te présenter à quelques personnes, alors on devrait y aller.

— Une taverne ? Euh… ce soir ? Tu veux dire, maintenant ?

Je ne suis pas sûr d’être prêt à passer un moment dans une taverne étrangère, dans une ville étrangère pleine d’étrangers…

— Bien sûr ! C’est plus logique que d’attendre demain, et de devoir les débusquer un par un. Beaucoup plus efficace !

Alors qu’il lui emboîtait le pas, Karal eut le sentiment que les mots « logique et efficace » tenaient une grande place dans la vision du monde de Natoli. Il se demanda ce que certains de ses professeurs, au Temple, auraient fait d’elle…

Le garde les laissa passer sans émettre de commentaire et ils continuèrent leur route dans les rues, à la lumière des lanternes. Natoli se frayait un chemin dans la foule avec l’aisance d’une personne qui aurait pu avancer les yeux bandés. La taverne était située à la limite des manoirs de la noblesse et du quartier plus populaire. Apparemment, Natoli connaissait des raccourcis – des ruelles et des portes dans les murs des jardins – que son Héraut de père ignorait. Alors que les dernières lueurs du jour disparaissaient, ils arrivèrent devant La Rose des Vents.

Karal savait ce qu’il fallait chercher dans une bonne taverne et fut content de trouver tout ça à La Rose des Vents. Le sol et les tables étaient propres, avec assez de serveurs pour s’occuper des clients. L’aération était bonne et on ne sentait pas de relents de nourriture ni de boissons renversées.

En matière d’éclairage, La Rose des vents n’avait rien à envier au scriptorium du Temple, un détail qui le surprit.

La plupart des tables étaient occupées, mais Natoli semblait savoir où elle allait.

— Viens, fit-elle en balayant la pièce du regard, la main en visière. On dirait que tout le monde est là.

Elle traversa la salle encombrée, évitant les chaises et les serviteurs.

— Nous formons des groupes en fonction de nos centres d’intérêts, expliqua-t-elle tandis que Karal s’efforçait de la suivre. Les professeurs sont tous dans l’arrière-salle, bien sûr… Un élève sait qu’il a été promu quand ils lui envoient une invitation à se joindre à eux. Alors, fini les cours ! Il faut chercher du travail, un client, ou commencer à enseigner.

— Oh, répondit Karal – tout ce qui lui venait à l’esprit.

Ils venaient d’atteindre une table entourée de douze chaises, dont trois n’étaient pas encore occupées par des Bleus. Elle était couverte de chopes, de tasses et de plateaux de nourriture. Mais aussi de livres et de documents tachés d’eau et de ronds de verre. Karal comprit la raison de l’excellent éclairage. Ces gens travaillaient ici comme ils l’auraient fait dans le silence d’une bibliothèque ! Quelques-uns des étudiants qui saluèrent Natoli avaient l’air tout aussi étrangers que Karal, bien qu’il fût le seul à ne pas être en bleu. Ils l’accueillirent avec différents degrés d’enthousiasme, allant de cris tapageurs à des « bonjours » joyeux.

— Lui, c’est Karal, le présenta Natoli quand ils se calmèrent. Le secrétaire de l’ambassadeur de Karse.

— Vraiment ? fit un jeune homme aux traits anguleux et aux cheveux roux. (Il sourit et ajouta, en karsite :) Je vous serais reconnaissant, messire, de m’indiquer le chemin du Temple.

— Au sud, à environ quatre cents meiline d’ici, répondit Karal dans sa langue. (Puis il continua en valdemarien :) Ton accent est excellent, mais tu dois former tes gutturales au fond de la gorge. Elles ressemblent à la respiration d’un cheval, pas à un gargouillis.

— Ah ! Alberich n’a jamais pu nous expliquer ça correctement, merci ! (Le garçon tira la chaise la plus proche avec son pied.) Assieds-toi. Natoli, nous avons besoin de ton aide sur le projet de pont.

Karal et Natoli s’assirent. La jeune fille fut aussitôt engagée dans une discussion technique dont le novice comprit à peine la moitié. Au centre de la table, et de l’attention du groupe, trônait une grande feuille représentant un pont entouré d’annotations gribouillées à la hâte. Un Bleu posa une chope devant Karal, et un autre lui tendit un plat de tartines de fromage. Tout le monde agissant comme s’il avait sa place ici, il resta à écouter la conversation animée. Quand le problème du pont fut résolu à la satisfaction générale, les Bleus passèrent à d’autres sujets. Karal ne se priva pas d’intervenir chaque fois qu’il le pouvait.

Il fut heureux de constater que ces jeunes gens se fichaient de sa tenue ou de son physique et ne s’intéressaient qu’à ce qu’il pensait. D’accord, pour le moment, ça n’était pas grand-chose – il était plus à l’aise pour écouter – mais ses quelques contributions à la discussion furent traitées avec autant de respect que celles des autres.

Karal but sa bière, tendit l’oreille et garda l’esprit ouvert, cachant souvent son étonnement derrière sa chope. Il n’avait jamais rencontré de jeunes gens aussi curieux de tout. Ils parlaient et agissaient comme si rien n’était impossible, voler dans les airs tel un oiseau ou se déplacer sous la surface de l’eau sans avoir besoin de remonter pour respirer. Et ils se comportaient comme s’il n’y avait rien que « l’homme ne doive pas savoir ».

Il ne doutait pas de ce que la plupart de ses professeurs du Temple en auraient pensé. A un moment où à un autre, chacun des jeunes gens avait dit quelque chose qui aurait été considéré comme un blasphème. Avant Solaris, cela leur aurait valu de finir sur un bûcher.

Quand Natoli décida qu’il était temps de rentrer et le guida dans l’obscurité, Karal avait la tête remplie de tant d’idées et d’émotions contradictoires qu’elle bourdonnait comme une ruche. Il était partagé entre l’excitation et la peur. Heureusement que la nuit dissimulait son expression à sa compagne. Lancée dans un monologue enthousiaste sur les mathématiques, elle se contentait de vagues grognements en guise de réponse. Une chance : même s’il avait compris de quoi il s’agissait, il aurait été incapable de s’exprimer autrement.

Le garde la connaissait bien. Il secoua la tête en les voyant approcher.

— Je ne sais pas ce que je vais raconter à ton père, jeune fille, dit-il dès qu’ils furent à portée de voix. Dehors après minuit et avec un jeune homme !

— Que père m’a demandé de présenter à mes amis, alors tu peux mettre une bride à ton imagination salace, répondit Natoli. Pour ce qui est de rentrer tard… s’il ne te demande rien, tu n’as pas à lui faire de rapport !

Le garde continua de secouer la tête pendant qu’il leur ouvrait la porte.

Natoli quitta Karal sur le chemin du Palais avec la promesse de le retrouver le lendemain.

— Je loge avec les aspirants Bardes, dit-elle. La plupart des Bleus vivent en ville, mais comme père est un Héraut, on me permet d’habiter ici. Tu seras libre, demain, après déjeuner ?

— Euh… oui, répondit Karal avant d’avoir réfléchi.

— Alors je te retrouverai à la bibliothèque du Palais.

Sur ces mots, elle disparut dans la nuit.

Karal retourna chez lui dans une sorte de torpeur étrange. Les gardes qu’il croisa durent le reconnaître, car deux d’entre eux seulement l’arrêtèrent et lui demandèrent qui il était et où il allait.

 Il réussit à retrouver son chemin avec un minimum de tâtonnements, car les corridors n’étaient pas très éclairés, la nuit.

Il salua le garde posté dans le couloir, qui sourit comme s’il avait une idée assez précise de ce qu’il avait fait. La porte de la suite était ouverte. Il l’ouvrit lentement, craignant qu’elle ne grince. Une seule chandelle était restée allumée. Il gagna sa chambre à pas de loup, pour ne pas réveiller Ulrich.

Il se sentait un peu coupable de ne pas avoir laissé un mot pour expliquer son absence. J’espère que Rubrik a pensé à lui dire que j’étais avec Natoli… même s’il ignorait où elle allait m’emmener.

Au moins, il était habitué à veiller tard. Quand Ulrich n’avait pas besoin de lui, il lisait souvent jusqu’à minuit. Il semblait avoir besoin de moins de sommeil que la plupart des gens. Une bénédiction, sachant le nombre de fois où son maître avait eu besoin de copies de documents en urgence.

Karal poussa la porte de sa chambre et la referma derrière lui en poussant un énorme soupir de soulagement. Puis il se retourna…

Et se pétrifia.

Quelqu’un l’attendait sur son lit, une longue forme pâle roulée en boule contre ses oreillers. Ce n’était pas Ulrich à moins qu’il n’ait soudain acquis une paire d’yeux vert doré qui brillaient dans le noir.

La lampe, près de la porte, s’alluma avec un petit pouf !

Alors que la lumière cessait de vaciller, un corps mince et souple, de couleur crème, se déplia gracieusement sur le lit. Les disques verts et dorés devinrent les pupilles écarquillées d’yeux intensément bleus, entourés par un masque brique, sur un faciès clair. Le bout des oreilles pointues, tendu vers lui, était tout aussi rouge. De même que la queue qui s’enroulait et se déroulait sans produire de bruits sourd, comme l’aurait fait celle d’un chien en battant le couvre-lit.

On dirait que tu as fait une escapade sur les toits, dit le Chat de feu dans sa tête – d’un ton amusé et plutôt amical.

C’est un Chat de Feu. Un Chat de Feu… dans ma chambre, sur mon lit, et il me parle.

— Je… euh…

Il regarda le Chat de Feu et sentit sa bouche s’ouvrir, mais il était incapable de faire fonctionner son esprit ou son corps correctement. Que fichait un Chat de Feu ici ? Et pourquoi était-il dans sa chambre ?

Ferme la bouche, petit, tu as l’air d’un poisson jeté sur la berge. Je ne suis pas ici pour te traîner vers quelque punition. J’ai été envoyé pour te dispenser des conseils que ton mentor ne pourrait pas te donner. N’était-ce pas ce que tu voulais ? Quelqu’un en qui tu puisses avoir confiance ?

Un ancien proverbe vint aussitôt à l’esprit de Karal : « Prends garde à ce que tu souhaites… »

Oui… parce que « tu pourrais l’obtenir ». C’est assez vrai, voilà pourquoi c’est un proverbe. Mais il n’est pas tout à fait de circonstance. Je serais venu, même si tu n’avais pas demandé un conseiller de confiance. La situation est instable et tu es au centre. Te voilà le pivot d’un certain nombre de problèmes compliqués et le confident de plusieurs personnages clés. Nous ne pouvions pas te laisser continuer sans te guider un peu, de peur que tu ne fasses un faux pas.

— Oh, fit Karal, se demandant s’il en avait déjà fait un sans le savoir.

Brillante Flamme, non ! Jusque-là, tu t’es très bien débrouillé. Et je ne suis pas venu pour te pousser vers quelque destin pompeux. Pour le moment, personne ne sait ce qui va nous tomber dessus, ni comment cette situation se terminera. Même le Dieu du Soleil. Le conseil que je vais te donner est basé sur des informations que je détiens et dont tu n’as pas connaissance. Si nous avons tous beaucoup de chance, nous travaillerons ensemble en vue d’une fin heureuse. Le Chat inclina la tête, attendant une réponse. – Si c’est censé me rassurer, c’est raté ! Parfait. Je ne suis pas ici pour te rassurer. J’espère que tu es nerveux. Sachant ce que je sais, tu as tout lieu de l’être. Maintenant, déshabille-toi et couche-toi. Tu as besoin de dormir.

Le Chat se campa au pied du lit et s’assit. Son regard posé sur lui indiqua à Karal qu’il devait se dépêcher d’obéir. Sinon, le Chat… l’aiderait.

Probablement en m’arrachant mes vêtements avec ses griffes.

Il se déshabilla et se glissa dans son lit. Le Chat se coucha à ses pieds et entreprit de se lécher une patte.

Au fait, le Héraut qui boîte est venu dire à Ulrich que sa fille t’avait enlevé et qu’il ne fallait pas l’attendre. Et je m’appelle Altra.

Altra ? N’était-ce pas le nom du Fils du Soleil qui…

Karal s’endormit avant d’aller au bout de cette pensée.

Le chant d’un oiseau, filtrant par la cheminée, le réveilla… ce qui signifiait que le temps devait être beau. Les Hérauts avaient peut-être fini par réussir à contrôler le climat.

Karal s’étira et bâilla, sans ouvrir les yeux. Bizarre. J’ai rêvé qu’un Chat de Feu était dans ma chambre…

Il ouvrit les yeux quand son pied heurta une masse, sur son lit. Le Chat de Feu leva la tête et cligna des paupières.

Bonjour. Comme tu peux le voir, je ne suis pas un rêve. Altra bâilla, dévoilant deux belles rangées de crocs pointus. Ton lit est très confortable, et je suis content de pouvoir t’annoncer que tu ne remues pas trop et que tu ne ronfles pas.

— Euh, merci. (Karal se creusa le cerveau pour trouver quelque chose à ajouter. Que dit-on à un Avatar ? « Salut ! Tu as entendu quelques bonnes blagues du Dieu du Soleil, ces derniers temps ? ») Dois-je aller vous chercher quelque chose à manger ? Euh… du poisson ? Du lait ?

Rien, merci, répondit Altra. Les Chats de Feu sont au-dessus des contingences matérielles.

Quel soulagement ! Si le Chat de Feu ne mangeait pas, il n’éliminait sans doute pas non plus. Il n’aurait donc pas à trouver une caisse de sable… à moins qu’un Chat de Feu ne soit capable d’utiliser les toilettes des humains ?

Tout cela demandait trop de réflexion ! Et comment allait-il expliquer la présence d’un énorme félin dans sa chambre alors qu’il n’était pas arrivé avec ? « Il m’a suivi dans la rue » ? Surtout, comment se justifier devant Ulrich, qui savait de quoi il s’agissait ?

Ne sois pas surpris si tu ne me vois pas souvent, continua Altra en se levant et en s’étirant du bout du museau à la queue. Ses griffes étaient aussi impressionnantes que ses dents. Je m’occupe de plusieurs choses à la fois. Ton maître a autant besoin de mes conseils que toi. Je viendrai chaque fois que tu devras connaître une information en ma possession… Et si tu le veux, je pourrais aussi te donner… euh… des conseils « paternels ». Il y a peut-être des choses que tu n’oseras pas demander à Ulrich. Altra lui fit un clin d’œil. Le reste du temps, je serai… invisible.

La porte de la chambre s’ouvrit toute seule. Le Chat de Feu s’étira de nouveau, puis sauta sur le sol.

Une flaque de soleil s’étendait devant la porte de Karal. Altra traversa la pièce…

Et disparut dans la lumière.

Karal se laissa retomber sur ses oreillers, ignorant s’il devait se sentir excité ou effrayé par cette visite. Il décida pour un mélange des deux, avec une bonne dose de panique.

Oh, Brillante Flamme, la dernière chose dont j’ai besoin, c’est de l’attention du Dieu du Soleil ! Un Chat de Feu / Ils fourrent leur nez partout… et si Vkandis découvrait les choses étranges que j’apprends ici ? Et s’il découvrait ce qui se passe à La Rose des Vents ?

Une minute. Vkandis était un dieu, tout puissant et omniscient. Comment pouvait-il ignorer ce que faisait Karal ?

Altra a dit que j’avais agi comme il le fallait…

La visite d’un Avatar pour l’avertir que la situation, déjà instable, était sur le point de devenir périlleuse. Une centaine de choses étranges et probablement blasphématoires entendues la veille, et auxquelles il devait réfléchir…

Un mage puissant effrayé par ses souvenirs, pas du tout sûr de lui… et qui le considérait comme son ami…

Une jeune femme brillante, intelligente, compétente et attirante…… J’ai mal à la tête.

Si je me rendors, tout ça disparaitra-t-il ! Non, sans doute pas…

Autant l’affronter, alors. Cela n’allait sûrement pas s’arranger.

J’espère seulement, pensa-t-il en sortant de son lit et en prenant une tenue propre, que ça ne va pas empirer.

L'annonce des tempètes
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